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Monsieur Thatcher Junior était hors de lui, de désespoir et
de fureur.
« Espèce de crétin ! aboya-t-il au nez du malheureux. Vous
n êtes qu un imbécile ! »
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Après de nombreuses prises de vue, la patience de That-
cher Junior était totalement épuisée. Le vieux monsieur brisa en
deux sa canne au pommeau d ivoire, et se projetant sur le pla-
teau, écarta le gaffeur.
« Je vais vous montrer moi comment on meurt convena-
blement, espèce d idiot ! » hurla-t-il comme mordu par une bête
enragée.
Il interpréta la scène dans la tradition des dignitaires
d Hollywood : le cri de stupéfaction, la longue plainte maudis-
sant son sort et son meurtrier, le spasme mortel, les mains qui
lacèrent la chemise à l endroit du cSur, et, enfin, la chute qui
dure indéfiniment comme au ralenti, un court râle et le corps
qui ne bouge plus.
L équipe technique, les comédiens et les figurants primè-
rent la scène d un applaudissement frénétique.
« Merci, maestro, j ai bien compris », balbutia le bellâtre.
Deux assistants se hâtèrent d aider le vieillard à se relever,
mais cette aide ne lui était plus nécessaire. Thatcher Junior, qui
toute sa vie avait fui le réalisme comme la peste, en devint sa
victime.
Sous la direction du premier assistant réalisateur et grâce à
mon concours, nous tournâmes le plan maudit.
Par la suite, au lieu d embarquer pour la Corse, où nous
étions censés tourner encore quelques séquences de sanglants
combats de pirates dans la marine de Bonifacio, la direction du
film décida de dissoudre l équipe et d interrompre le tournage
pour un temps indéterminé. Avant la fin de l après-midi, nous
fûmes tous rémunérés et au crépuscule, sous un vent glacé et
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humide, nous transperçant jusqu aux os, je serrai la main de
mon bienfaiteur Antoine à l entrée de son avion.
« Crois-tu qu il est raisonnable de rester tout seul ici ? me
demanda-t-il une dernière fois, en observant mon visage de pa-
pier mâché et mes yeux cernés.
Je suis l esclave de cette ville », répondis-je, un sourire
pincé accroché aux lèvres.
Il me donna une petite chiquenaude sur la tempe.
« De toute façon, on se revoit dans quinze jours, je ferai un
saut avec mon avocat, qui doit voir un appartement. D ici là,
prends soin de toi, et surtout, surtout n oublie pas que& »
Dans le vacarme des moteurs, je ratai une nouvelle fleur de
sa sagesse populaire. J en aurais eu pourtant bien besoin !
Au moment où, plein aux as, je frappai de nouveau à la
porte de la mansarde de « la Dernière Chance », qui me parais-
sait grandement mériter son nom, dans mon cSur régnait la
sérénité amère du condamné à mort en train de poser la tête
sous le couperet de la guillotine.
Dans le tourbillon où je me jetais, les jours et les nuits se
succédaient à un rythme tel que bientôt je cessai de les dénom-
brer. L ancienne passion du jeu, le vrai trouble impulsif, resurgit
en moi avec une furie inattendue et me prêta main-forte à gas-
piller en moins d une semaine mes trésors. Je ne rendis respon-
sables de cette hémorragie ni la compagnie des Amazones, ni
leurs amis masculins, qui montaient à la « Dernière Chance »
périodiquement en nombre de plus en plus restreint.
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Vers la fin de la semaine, lorsqu on m invita poliment à
quitter l hôtel pour note non honorée, je m installai dans une
chambrette glaciale au dernier étage de l immeuble de Maria-
Stella. Comme je n avais plus un sou vaillant en poche, je me
mis à jouer mes effets personnels, vêtements, chaussures, et
jusqu à ma propre peau.
La semaine suivante me trouva vêtu d une robe de chambre
usée jusqu à la corde et des pantoufles en décomposition, que le
noble Luciano m avait offertes. Nous passâmes le temps à lancer
les dés, à jouer aux cartes, à faire rouler les boîtes d allumettes,
à dénombrer les grains des haricots pairs et impairs, ou les
mouettes transies de froids sur les gouttières, à deviner la cou-
leur du chapeau des passants tardifs, à jouer aux échecs, aux
dominos, puis à la roulette russe, pour terminer toujours par
l inévitable « Sexopoly », dont je devins un tel expert que je
connus toutes les formes d esclavages auxquelles un être hu-
main peut assujettir un autre, à la condition de le désirer sincè-
rement.
Dans la mansarde de Maria-Stella, j appris toute la beauté
cruelle de la concupiscence, qui débutait toujours par une haine
dissimulée pour finir par la totale obéissance morale. Avec une
gratitude grandissante j écoutais les détonations du pistolet
d enfant sur ma tempe, comme si ce jouet supprimait peu à peu
en moi le monstre détesté aux sept vies, le somnambule
d amour, qui longe le bord du précipice à la recherche de
l érotisme véritable, celui de l autodestruction.
Une seule fois, et pour peu de temps, je réussis à regagner
ma liberté perdue. Cela se produisit au cours d une longue nuit
d orage, où le vent violent secouait les charnières des fenêtres, à
un point tel que je commençais à craindre qu il n arrache le toit
de la « Dernière Chance ». Ce qui un vrai miracle me permit
de racheter ma peau à Maria-Stella, puis mes chaussures et mon
pantalon à la « Caisse de Communauté ».
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Je redevenais un homme libre, et le célébrai immédiate-
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